Faulquemont for ever !
Il était tard, le soir tombait, l’autoroute défilait sans heurts, bref j’allais arriver sous peu au terme d’un voyage sans histoire dans cette voiture qu’on m’avait prêtée et que je ramenais à son proprio
– quand soudain le moteur s’est mis à fumer !
Je me suis arrêté en urgence sur une de ces aires d’autoroutes qu’on évite d’ordinaire,
celles où y a rien,
rien d’autre qu’un chiotte, des routiers qui zonent, des caisses abandonnées
et le soir qui tombe.
Mon téléphone était en panne, j’avais aucune idée de ce qu’on fait dans ces cas là (je n’ai pas de voiture),
et les deux chauffeurs espagnols que j’ai interrogés alors entre leurs deux poids lourds,
et qui étaient les seuls âmes vivantes à l’horizon,
n’avaient pas de chargeurs.
C’est alors que je me suis retrouvé au milieu du gué.
Faisant à la fois
pas du tout le fier,
avec aucune idée de comment concrètement j’allais me sortir de la merde,
et en même temps, tout au fond,
heureux de cet accident au sens premier du terme :
ce qui n’était pas prévu, ce qui fait dévier, dériver,
donnant ainsi la possibilité de prendre la route d’à côté
– c’est d’ailleurs bien souvent le seul chemin pour la prendre :
accepter ce qui change, ce qui fait dérailler,
l’accueillir au lieu d’en avoir peur.
C’est ainsi – et d’un pas d’abord bien peu assuré –
que j’ai pris la décision de voir la chose comme une chance, comme une aubaine,
un voyage auquel on m’aurait invité par surprise, et pour rien,
d’autant plus beau qu’il me mènerait forcément vers dieu sait où
– et non comme un truc pourri qui me tombait sur le coin de la gueule,
et qui allait donc forcément être une galère.
C’est drôle, j’ai souvent écrit des mails – devenus par la suite un livre – pour raconter ces routes d’à côté que l’on prend, chaque fois par hasard, et comment elles nous rappellent à l’essentiel, à savoir qu’autre chose, ailleurs existe,
et que ça commence d’abord en soi.
Depuis que le livre est sorti,
j’ai discuté de ça avec nombre de lecteurs rencontrés au gré des zigzags,
et passé beaucoup de temps à répéter encore et encore
mon profond credo :
le voyage commence dès qu’on le décide,
– il n’est pas affaire de géographie, ni d’exotisme touffu et torride,
il n’a nul besoin d’avion, ni de jetlag.
Non il est d’abord affaire de regard,
et de comment on en change,
et si on le veut, il peut commencer au bas de la porte,
au coeur du plus quotidien, du plus banal.
J’ai encore tremblé un peu tout au fond de moi face à la nuit qui allait pas tarder à tomber,
et à ce lieu étrange que je ne considérais plus comme hostile
depuis que je m’étais aperçu qu’il était inconnu, autre, nouveau
et que c’était d’abord une chance
– et non une menace.
« Chance », oui.
Car à partir de là,
tout n’aura été qu’une longue suite de chances apportées par un fil étrange et ténu de rencontres.
J’ai demandé à un homme qui venait de s’arrêter pour aller aux chiottes s’il pouvait me déposer à l’aire suivante histoire que je recharge mon portable, et il m’a dit oui direct – avant d’ajouter, d’un air vaguement mystérieux : « mais pas tout de suite… ».
Quand il est ressorti, il s’est posé face aux vallons de ce coin de Moselle, et il est resté quelques instants à contempler. Et moi aussi, alors, j’ai regardé avec lui ces champs à peine moissonnés, ces couleurs de terre et de blé et de forêts au plus fort de leur sève, avec le soleil d’été qui finissait d’éclairer le tout – toutes choses magnifiques que jusqu’alors je n’avais pas su voir.
Il a écourté la chose pour me sortir plus vite du pétrin, et dans la voiture, quelques kilomètres durant, on a parlé à mots doux de l’essentiel.
Car c’est ça, la chance du voyageur :
personne ne le connaît, et sous peu, sans doute, il ne sera plus là. Alors on a pas besoin de porter de masque avec lui. On ne lui doit rien, rien d’autre que ce qu’on veut bien lui donner – et c’est souvent dans ces cas là qu’on donne le plus, bizarrement.
A la station-service, anonyme comme toutes les autres,
et toujours avec une gueule aussi carcérale, et glauque, et centre commercial vide et triste,
ce sont les deux femmes de la caisse qui se sont muées en bonnes fées. La parole, le rire, tout s’échangeait à nouveau parce que le voyage s’était remis en route et que du coup on me tendait la main, on m’accueillait. Faut être dehors pour vraiment retrouver le sens et le poids d’être invité à l’intérieur.
Puis ce fut le dépanneur, d’abord maugréant parce que j’étais pas resté à ma voiture, et que ça lui rallongeait la route,
mais avec qui on a parlé du fond du coeur, là aussi – vous savez bien que c’est ce dont je préfère causer – et qui a fini par me proposer de m’ouvrir le local à côté du garage, histoire que je puisse passer la nuit (vu qu’on allait pas s’occuper de ma voiture avant le petit jour).
Le soleil s’est couché sur l’autoroute alors qu’on roulait encore, derrière l’immense vitre panoramique du camion de dépannage, et j’ai pas pu faire autrement que sourire.
J’étais en route pour nulle part, et on m’y offrait un toit. Mon voyage commençait. Il recommençait. Et d’être invité, une nouvelle fois, à ce qu’Antoine Blondin appelait en métaphore « le petit bout de la table », que ce soit encore possible, et que ce soit si facile,
je me suis senti plein de gratitude, et j’ai fait une photo, une seule, histoire de pas briser le charme.
Le temps passe, et je ne vais pas vous retenir plus longtemps – y en a ici qui ont un vrai boulot…
Ce qui s’est passé ensuite, à Faulquemont, je le garderai pour moi. Tout ce que j’en dirai, c’est combien ce fut un beau, vraiment beau voyage – même s’il n’a duré qu’un soir, une nuit et une matinée.
Tout ce que j’en dirai, c’est… merci.
Merci au Garage Croissant, à Marc, à Denis, à son apprenti, et à vous, les filles du bureau.
Merci à celle qui est allée jusqu’à Forbach pour chercher ces deux minuscules joints qui nous ont sauvé le coup, et à sa façon sans manières de m’avoir fait payer seulement un quart du prix d’abord annoncé – « ben vous comprenez, j’étais déjà sur place… »
Merci à Yohan. Pour les mots. Pour la confiance. Pour avoir résisté, malgré la vie de fou qu’il a eue, et qu’il a encore, et pour avoir gardé le souvenir, même au plus profond du noir, de ce qu’il appelait tendrement « l’année des rires ». Pour cette façon d’avoir su se rester debout, malgré tout, et pour la mémoire du grand-père Guy.
Merci à Rosa, la serveuse Sarde qui vit à des milliers de kilomètres de son île d’origine, et à ses collègues du bar-restaurant (je regrette encore le goût de ce délicieux croissant).
Merci à vous, les gars qui bossaient tôt ce matin là, et qui sont tous passés boire un café avant d’attaquer, deux par deux ou tout seul, et qui se connaissaient tous, et s’apostrophaient joyeusement, toutes couleurs, et origines confondues.
Merci à tous ceux qui peuplaient les alentours de la grande rue de Forbach, en ce soir post-braderie, et en ce matin de rentrée scolaire.
Et enfin merci à toi, mon voisin en terrasse à 10h30,
avec qui on a évoqué le Maroc, et Casablanca, où tu avais encore une partie de ta famille, et où tu repassais comme moi chaque année – vieux Tangérois devant l’éternel que je suis !
Merci pour cet échange que tu as eu, ce matin-là, et qui a tout résumé.
Un retraité est passé devant toi, le soleil brillait et on en profitait, oui, on faisait rien d’autre que profiter,
et le vieux monsieur, blanc, t’a lancé, à toi, arabe, et jeune :
– « Ah ben elle est belle la vie ! »
d’un air doucement moqueur. Je me suis un peu raidi. Peur d’un racisme ordinaire qui est une des rares choses capable de me dresser le poil de rage.
Mais toi tu as répondu en souriant à celui que – je l’ai compris alors – tu avais l’air de bien connaître, et qui venait seulement de te vanner gentiment :
– On a la vie qu’on s’fait, Denis !
Et le Denis de répondre, d’un coup songeur et content, comme si mon voisin lui avait rappelé l’essentiel par surprise :
– T’as bien raison, oui, on a la vie qu’on s’fait…
J’ignore si je retournerai un jour à Faulquemont, là bas tout au fond de l’est.
Mais croyez bien que je n’oublierai pas ce que vous m’avez tous rappelé au cours de ce si beau et si inattendu voyage sur votre terre, et que j’oublie bien trop souvent.
Tout peut être si simple, dans cette vie qui est d’abord une chance,
et ce même quand le moteur fume…
Il suffit de le vouloir, et de pas avoir peur.
A un jour peut-être, qui sait…?
Romain
PS : ah oui, au fait… la voiture est repartie… 😉
PS 2 :
et si vous en voulez encore, y a toujours l’ami Mano Solo qui chante tout ça bien mieux que je ne sais le dire !
ou Saint Augustin, à qui on prête ces mots qui m’ont bien souvent libéré :
« Avance sur ta route,
car elle n’existe que par ta marche »
ps 3 : spéciale dédicace au ukulélé !