J-3, J-9. Pour fêter ça, un extrait du livre…

Novembre 2007, Bamako-Paris

Des trucs qu’on avait perdus… et qu’on retrouve

Chers tous,

il y a des choses, parfois, qu’on oublie.

Elles étaient là encore hier, bien présentes au cœur, et puis d’un coup on se rend compte qu’elles n’y sont plus. Ou, pire, on ne s’en rend même pas compte.

Le plus souvent, ces choses qui nous ont faits, ces trucs sur lesquels le cœur s’est ouvert une première fois, tout ça n’a pas disparu. Non, simplement on oublie de s’en souvenir, on trouve plus la bonne porte, on passe plus devant.

C’est pas qu’on en devienne moins bon. Mais c’est le genre d’infime renoncement à soi-même et au monde qui, parfois, nous fait perdre le bout de chemin qu’on avait plus ou moins trouvé. Et l’on se réveille un jour dans la peau d’un homme qu’on aurait pas voulu devenir. Avec une sérieuse gueule de bois.

Chers tous,

je suis retourné en Afrique.

Par hasard. D’un jour à l’autre. Arrivée dans la nuit. L’aéroport, et le tarmac, comme hier. Et puis une camionnette pourrie pour Bamako, à une quinzaine de kilomètres, assis à l’avant à côté du chauffeur, la fenêtre grande ouverte.

C’est là que l’odeur m’a assailli.

Depuis que j’avais quitté l’Afrique, je m’étais souvenu de beaucoup de choses, j’avais repensé à nombre de trucs de l’époque Ouaga, mais je me rends compte aujourd’hui que mes souvenirs étaient dans des bocaux au formol, bien conservés, à l’abri de la pluie et du temps.

Mais l’odeur m’a assailli, elle m’a pas laissé le choix. L’odeur de l’Afrique : comment avais-je pu oublier ?

C’est un mélange d’essence frelatée, de bitume carbonisé, de sueur, de chèvres, de bois, de terre brûlée, de réchauds en marche pour le repas du soir, de métal qu’on trimbale dans une rue voisine, de fruits mûrs qu’on porte sur la tête, un mélange des pastèques qu’on vend sur le bord de la route, de lessives, d’after shave de contrebande, de mobylettes « Jakarta » que conduisent les habitants de Bamako, que l’on reçoit de Chine pour 200 000 CFA, et qui durent entre six mois et un an, c’est une odeur qui heurte les sens, pique le nez, et à la longue vous file un rhume bizarre, une odeur de pollution avec du vent dedans, une odeur en forme de tango, « une idée triste qui se danse » comme ils disent là-bas en Argentine.

Je n’ai pas pu faire autrement, je suis retombé en Afrique. Comme Obélix dans la potion magique, comme la cruche va au puits.

Ça m’a tellement fait du bien, de revenir à mon continent, de me reprendre avec force la baffe originelle, les sourires et les sons, l’odeur et la lumière, les gamins et les vieux, que je voulais ce soir vous en envoyer un peu, à vous tous que je trouve toujours au bord des chemins de ma vie, aussi barrés soient-ils.

Je vous envoie donc, pêle-mêle, des choses que j’ai retrouvées…

La poignée de main, une façon de projeter le bras depuis bien derrière vous, et vous rencontrez l’autre physiquement aussi, vous faites un point d’impact avec l’ami, comme un socle, et ça vous met d’un coup d’un seul le sourire.

Les enfants, et leur regard sur vous, si plein de mansuétude, d’appel muet et évident, ce regard qui dit que les hommes se rencontrent, que tout est encore possible, même quand tout est déjà fini.

Les mobylettes, et les gens dessus, partout, sans casque, en boubou, avec des enfants, des bagages, des douzaines et des douzaines d’œufs, des vitres, une chèvre, une armoire, des amis…

Un micro-foot avec les gamins accourus pour voir la caméra, dans un quartier tout au bout de Bamako, où on était allé voir une mercerie. Je finis l’interview du massif responsable africain de l’ANAEM, l’organisme qui finance l’aide au retour des Maliens émigrés, avec quarante gamins en rang d’oignons occupés à nous mater. Le temps que ma collègue discute avec le mec après l’interview, j’improvise un foot, avec un ballon dégonflé qui a fini, après dix minutes, sur les dossiers du responsable.

Lequel, Afrique oblige, s’est bien marré…

Le son des rues, mobylettes, harangues, voitures avec trois cent mille kilomètres au compteur, retrouvailles, retards, salutations, vendeurs de télécartes, mouchoirs, arachides, bananes, les chèvres et les vaches pas loin, lessives et cuisine, et au loin, un vendeur de cassettes et CD qui pousse sa charrette surmontée d’une vieille sono. Gros tube du moment : Tiken Jah Fakoly, « Un Africain à Paris », reprise de la chanson de Sting, « Englishman in New York », dont le refrain est :

« Un peu en exil, étranger dans votre ville, je suis Africain à Paris… »

Et puis le cul sur la fenêtre de la voiture, au moins une fois, par fidélité au passé, par envie d’avenir. Je me suis hissé d’un coup, un soir, pour la traversée du fleuve Niger, je me suis assis dehors, comme hier, le vent et l’air saturé de l’Afrique dans la gueule, pour filmer les mobylettes et le fleuve en travelling, et tout le monde sur le pont a commencé à se marrer, à faire des commentaires, à dire la sienne, et il était cinq heures de l’après-midi, à une heure du coucher de soleil, la lumière était surréelle… Bref un instant de fou, comme si tout le pont se marrait ensemble.

Je vous salue tous, mes amis, espérant qu’à vous aussi, la vie offre de quoi retrouver ce qu’on avait oublié, et qui n’était jamais qu’au bout de la rue, au bout du cœur, ou au bout du regard.

Je vous embrasse tous

Rom, l’homme itinérant

(29 ans et 9 mois)

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