Mars 2007, Route 40

Chers tous,

aujourd’hui je voudrais vous raconter comment un mauvais réveil peut vous emmener loin, très loin.

Hier, je me lève à Humahuaca, dans la pré-cordillère des Andes, du mauvais pied. Le ciel est gris, les gens fades. Je marche dans la ville, et rien ne m’attire. Je croise des touristes, en partance pour la prochaine destination touristique indiquée à la rubrique « à voir / à faire » de leur guide, je bois un grand café au petit marché, j’observe les vieilles vendeuses de fruits et légumes, Andiennes à la peau tannée, sourire édenté, vêtements fripés.

Mais rien n’y fait, je me sens écœuré – écœuré et épuisé. Je me dis que c’est les clopes, ou les hamburgers douteux d’hier soir. Sans penser un instant que je suis désormais à quelques trois mille mètres d’altitude, et qu’il faut laisser au corps le temps de s’adapter.

Non, rien à faire, faut que j’me casse – et vite ! Un coup d’œil à la carte, la « Route 40 » (qui traverse l’Argentine du Nord au Sud) n’est pas loin. Quelques provisions, mes affaires rassemblées à la va-vite, et me voilà parti pour marcher et arrêter les voitures – le stop m’a toujours sauvé. Il est onze heures, le soleil vient de se lever, et il tape déjà dru.

Ma première caisse s’arrête vite. Un pick-up (vous vous souvenez, l’Afrique, et la nuit aux senteurs de prune et de miel noir…?), mon rêve ! Je monte devant, le chauffeur accepte de me poser à l’embranchement avec la Route 40 et, comble du bonheur, je profite d’une pause pipi pour lui demander de passer à l’arrière. Ni une ni deux, me voilà les cheveux dans le vent face aux  collines immenses qui défilent avec leur sept couleurs (ici on appelle ça « la palette du peintre »…) Le cœur, lui, est à nouveau plein et libre.

En chemin, on récupère deux nouveaux passagers : Gutieres, la cinquantaine, et James, neuf ans, père et fils. Habitants de la Patagonie, tout au Sud, à trois mille sept cents bornes d’ici, ils ont traversé toute l’Argentine de bas en haut à la recherche du huitième fils de Gutieres, seize ans, parti un an plus tôt sans laisser d’adresse, et dont ils sont sans nouvelles depuis.

Gutieres mâche des feuilles de coca, m’explique la région, riche en minerai de toutes sortes (je commence à vraiment bien me démerder en « castillano », l’espagnol argentin – faut dire que le rital, ça aide…) et James sourit avec malice à la vue des collines immenses. Ils me demandent où je vais, je réponds « Route 40 » en faisant un vague signe vers l’avant, et je comprends à leurs mines éberluées que c’est pas un itinéraire courant dans le coin. « Mais y a rien, là-bas, rien de rien ni personne !!! » Ils me feraient presque flipper, ces cons-là… Ça fait quand même cent vingt kilomètres de désert jusqu’au prochain bled – en tout cas c’est ce qu’annonce ma carte de l’Argentine – et je n’ai pas de tente. Mais bon, le souvenir de l’écœurement matinal est encore là, alors…

Alors on me dépose à un croisement. La « 40 » ne vaut pas mieux qu’un vague piste africaine : même terre rouge, peu de traces de pneus, et un troupeau de lamas qui me scrutent d’un œil étonné. Je salue le père et le fils, on échange un « Suerte ! », « Bonne chance », pour nos recherches respectives et nos routes qui se séparent, et je me mets en chemin.

Le premier découragement me guette vite : le paysage est si immense que j’ai beau marcher, rien ne change autour de moi. Pas d’ombre, pas d’arbre, rien que la végétation rase et clairsemée du désert. Je décide d’attendre la prochaine colline avant de manger mon unique sandwich, même si elle paraît un peu loin…

Mais un camion arrive. Plus de stop qui tienne, j’aurai sans doute pas d’autres occases : je me mets en travers de la route. Après un peu de parlote je monte à l’arrière, dans la benne, avec quatre ouvriers bonnards et mutiques aux visages d’indiens à qui j’offre la clope. Après un quart d’heure, on atteint leur chantier, une canalisation au milieu de nulle part, et moi je me remets en route. Objectif : un arbre, qui doit être au bas mot à 2 kilomètres. Partout, du silence, de la paix, et la majesté des collines. N’était-ce la peur de crever déshydraté (comme un con, j’ai emporté qu’une bouteille d’eau) sur une route infinie, tout serait parfait.

Et j’en suis à me demander comment je vais bien pouvoir passer le troupeau de taureaux que je vois s’annoncer au loin quand miracle, une deuxième caisse apparaît – un pick-up, encore une fois. A nouveau, je joue les coupeurs de route. Sur le siège passager, Jo l’Indien, le méchant de Tom Sawyer, ou en tout cas son sosie. Au volant, un blanc au visage brûlé, lunettes de glacier sur les yeux. « Impossible de te faire monter, me répondent-ils, on est plein…»

Je ne m’avoue pas vaincu pour autant, jette un œil à l’arrière pour y découvrir un  transport de tables en bois, meubles empilés en tous sens et liés tant bien que mal au camion. N’importe, il y a des interstices, alors j’y glisse mes sacs et mon cul. Direction « San Antonio de los Cobres », bien au-delà de ce que j’avais prévu d’atteindre, et qu’Odile m’avait dit d’éviter, mais peu importe : il fait grand soleil, l’air est doux, et pour deux cents bornes dans les collines en travelling surréel, je suis prêt à changer de destination.

Et si c’était ça, le voyage à faire ici ? Un road-trip, en mouvement, à voir et arpenter les routes immenses et désertes plutôt que les villages mornes et moribonds. Ce n’est pas mon paradis de Route 40 qui contredira ma théorie. On roule vite, dans un immense nuage de poussière, on ralentit tout juste pour traverser le lit de petits rios à sec, ça tape le cul, et le conducteur s’en fout pas mal de comment va son passager.

Ça me va aussi bien comme ça : je suis seul, et libre, et au meilleur cinéma où j’ai ai été depuis longtemps. Je bouffe, je bois, je fume des clopes, je branche mon Ipod, et j’essaie de me calmer sur les photos, sinon j’en fais une toutes les secondes tellement c’est beau – un vrai Japonais ! « Espectacular », « Spectaculaire » me diront les Argentins à l’arrivée, en parlant de la route que je viens de faire. Et ils auront raison.

On passe le lac de Guayatayoc, immense, puis vient le désert de sel, Las Salinas Grandes… Le paysage ne semble rien avoir de mieux à faire que de se jeter à mes yeux, et à mon cœur, pour l’ouvrir tout grand, comme on aère les pièces des appartements des défunts pour en chasser tout à fait la mort. J’écoute la BO d’Easy Rider, Springsteen encore, et tant d’autres…

« Tout est grand et beau ! », je me dis, et ça mérite largement le point d’exclamation. Très largement.

On atteint San Antonio trop vite, après trois-quatre heures de route et de soleil – mais qui compte encore ? Le « bâtiment de tourisme » de cette ville minière est une vague bâtisse à deux chambres, on fait venir un mec pour en ouvrir une, je pose mes affaires, passe au lavabo, et là, surprise : j’ai une croûte de poussière sur tout le corps, et ma gueule, on dirait que j’ai pris vingt piges en une après-midi !

Je me débarbouille, et je ressors : j’ai vu un terrain de foot à l’herbe tendre en passant. J’ai souri, en arrivant : la pancarte indiquait « Pueblo Nuevo », « nouveau village, nouveau lieu ». Le reste n’est que lumière – et nuages, comme autant d’écrans de ciné mobiles pour la réceptionner.

Au-dessus des collines, et des cimetières, les nuages captent la lumière
Au-dessus des collines, et des cimetières, les nuages captent la lumière

 

Je crapahute maintenant en haut des collines, je prie comme jamais depuis longtemps devant tant de beauté, ou plus exactement je dis merci, même sans savoir exactement à qui, c’est déjà bien suffisant – et je n’ai rien à demander. Je fais des photos, il y a une croix blanche solitaire et noble, et un tout petit cimetière au creux des montagnes. Ni une ni deux, je me fais la seconde colline, et m’y voilà pour le coucher de soleil.

Ombres, nuages, lumière (et une 504 à l’entrée, la voiture de mon enfance, on se refait pas…), énorme trip.

Je finis en comprenant pourquoi les sportifs font des stages en altitude : après une telle journée, une quasi insolation et pas mal de collines avalées et de paysage défilé, je suis toujours pas au bout de mes forces, ni de mes émerveillements. Comme quoi les réveils maussades, parfois…

Je vous envoie de la lumière, mes amis, et des routes et des montagnes immenses, et le cœur qui bat à tout rompre devant tant de beauté – et je vous en souhaite tout autant dans vos vies.

Je vous embrasse, fort, depuis tout au bout du monde.

 

Rom, l’homme itinérant

(vingt-neuf ans et un mois)

 

San Antonio de los Cobres, samedi 17 mars 2007, 23:18

 

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