La chevauchée fantastique, Sophie Bouillon

Parce qu’être une grande dame, c’est aussi confirmer, le deuxième article africain de Sophie paru dans XXI. Je l’ai lu à un moment où j’étais un peu perdu, et en m’emmenant si loin, il m’a ramené à moi, et à mes propres routes…

 

« La chevauchée fantastique », Sophie Bouillon

 

(photo : Sophie Bouillon)
(photo : Sophie Bouillon)

C’est une histoire qui pue le cambouis, une histoire de femme africaine « qui ne passe pas ses journées à aller chercher de l’eau et à attendre que son mari rentre à la maison ». Parce que c’est comme ça que vous nous imaginez, n’est-ce pas ?

– …

– Ca va pas non. »

Ce soir-là, Thandiwe s’était vexée. Nous discutions dans une pizzeria bondée de la banlieue de Johannesburg, je venais de lui dire qu’elle n’était « pas comme les autres ». Elle m’avait fixé de ses grands yeux noirs : « Le monde est plein de belles choses, j’aurais pu passer ma vie sans les connaître. Il m’arrive de pleurer dans mon camion parce que je me sens seule, mais il n’y a pas de liberté sans solitude ».

Puis, entre deux bouchées de pizza, elle m’avait lancé : « Un esprit libre n’est jamais tout à fait en paix ». Je n’étais pas très sûre d’avoir compris ses mots. Mais elle n’a plus rien dit. Des enfants agités criaient dans le centre-commercial. Partout, on se dépêchait de rentrer à la maison avant les embouteillages, avant la tombée de la nuit. Thandiwe aussi devait repartir sur les routes d’Afrique australe qu’elle bat depuis dix ans au volant de son quarante tonnes : un bloc de métal posé sur vingt roues, long de vingt mètres et couvert de bâches en plastique rouge. En me disant au revoir, elle m’a serré la main. « Un jour, tu viendras avec moi. Tu comprendras. »

Dans le sud du continent, elles sont trois femmes chauffeur routier. Thandiwe, 1,52 mètres, 47 kilos, a été la première à ouvrir la TransAfricaine, la route du Congo-RDC, la plus longue, la plus difficile des destinations. 7 000 kilomètres aller et retour, cinq semaines de voyage. Partout où elle passe, les gens se retournent et la montrent du doigt. Certains l’ont menacée : jamais femme ne poserait roue sur les routes, elle paierait un jour pour son insolence…

Thandiwe s’en fiche. A 31 ans, elle n’a qu’une angoisse : ne plus parvenir à contrôler le temps. Il passe trop vite. « T’as vu, j’ai encore l’air jeune ! », dit-elle souvent en carressant ses longues nattes. Malgré son regard dur, malgré ses traits fatigués, c’est vrai qu’elle a l’air jeune. Sa taille est mince. Ses bras, qui sanglent et dessanglent le chargement, qui changent les immenses roues crevées, sont frêles.

(photo : Sophie Bouillon)
(photo : Sophie Bouillon)

Gamine, elle ne jouait pas à la poupée, « jamais ». Elle préférait l’athlétisme, parlait trop pour une fille et rêvait de partir à l’aventure « comme les hommes ». De son enfance à Ndola, la capitale de la ceinture de cuivre en Zambie, elle a gardé les images des norias de camions chargeant le minerai pour l’emporter « ailleurs ». Au-delà de ces hauts terrils qui lui barraient l’horizon.

Elle a voulu rouler. Et n’a rien entendu d’autre.

Likisha, qui veut être « pilote d’avion »

Premier jour, kilomètre 500, neuvième heure de route.

« Dis, tu dors pas ? Il faut me tenir compagnie. Parle-moi, raconte-moi l’Europe… Il y a des guerres ? Tu crois que les gens sont plus heureux là-bas ? ». L’autoroute sud-africaine est lisse, droite. Des voitures doublent, le soleil se couche, les feux orangés des lampadaires frappent l’asphalte dans leur rythme cadencé. Hypnotique. Thandiwe s’accroche à l’horizon. L’air est frais, elle est fatiguée.

Rentrée la veille de son précédent périple, elle s’était endormie habillée sur le canapé de sa « sœur », une amie qui élève sa fille de dix ans dans une banlieue de Johannesburg. Au petit matin, le camion était chargé, il fallait repartir. Elle n’a pas pu assister à la victoire de sa fille au concours de beauté du supermarché du coin. « En colère », la petite Likisha, lui a dit que « chauffeur routier, c’est vraiment trop nul ». Elle rêve d’être pilote d’avion. « Tu crois que ça coûte cher les études de pilote ?, demande Thandiwe. Je mets de l’argent de côté, elle passe le bac dans dix ans, ca me laisse un peu de temps… »

A l’intérieur de la cabine – deux larges sièges et deux minuscules couchettes – la camionneuse a rangé sa valise bleue et sa petite trousse de toilette. Elle a aussi entassé sacs de pommes de terre, œufs, casseroles, assiettes… La route est longue, il faut tout prévoir. Elle doit acheminer vingt-huit tonnes de chaux jusque dans une mine congolaise au coeur de l’Afrique, et ramener vingt tonnes de cobalt en Afrique du Sud, au port de Durban, sur l’océan Indien.

Le camion est son refuge, un ami. Elle lui parle pour passer le temps, le dispute quand il n’avance pas assez vite, elle lui confie tous ses secrets. « Attends, si tu veux on peut chanter… » Thandiwe attrape un CD de gospel, la musique emplit le camion. Elle se revoit à l’église, dans la chorale avec sa sœur : « Ne sois pas surpris, peu importe ce que tu trouveras/ Sous ses ailes d’amour, Dieu prendra soin de toi./ Chaque jour, sur le chemin, Dieu, c’est tout ce dont tu auras besoin ».

(photo : Sophie Bouillon)
(photo : Sophie Bouillon)

La musique s’interrompt. « Tu vois les petites lumières, au fond ? C’est une station service, on va s’y s’arrêter pour dormir ». Les derniers kilomètres sont longs, douloureux. Clignotant, parking. Il est une heure du matin. Il faudra repartir dans deux heures pour arriver au plus tôt à la frontière du Zimbabwe. On ne met pas de réveil ? « Pas la peine, j’ai l’habitude ».

 « Demain, tout peut arriver »

Kilomètre 700, frontière du Zimbabwe. Le camion entre à l’aube dans la petite ville de Musina. Les rues sont silencieuses, les rideaux encore baissés, quelques fermiers conduisent des pick-up chargés d’ouvriers noirs. Longtemps, des milliers de Zimbabwéens étranglés par les pénuries venaient se procurer ici du pain, du sucre, de la farine ou de l’huile pour alimenter le marché noir. Le pays va mieux et les Zimbabwéens franchissent maintenant la frontière pour se fournir à bas prix en baskets Nike, meubles en contreplaqué, matelas, produits de beauté ou batteries de voiture.

Dans la ville aux bonnes affaires, Thandiwe cherche du carrelage et des éviers en inox pour son futur restaurant. D’ici trois à quatre ans, elle espère avoir assez économisé pour abandonner la route. Elle l’ennuie. « Couleur crème ou blanc cassé ? », demande-t-elle en brandissant deux plaques de carrelage dénichées dans les méandres d’un magasin de bricolage. Son restaurant sera « classe, pas un des ces restos de routiers dégueulasses », pour assurer l’avenir de sa fille. « On est en Afrique, demain tout peut arriver ».

Un immense parking routier, protégé par des barbelés, est installé à la sortie de Musina. Chaque société de transport a sa propre aire, mais les chauffeurs se retrouvent dans un petit restaurant où ils regardent le foot à la télé et cuisent des merguez. Il s’approvisionnent dans une obscure petite épicerie tenue par un Pakistanais. En vrac sur les rayons : de l’anti-moustique, des bouteilles de gaz, des poulets congelés, des petites culottes en dentelles, des sacs à main en faux cuir, des copies de chaussures à talons… « Des cadeaux pour leurs petites amies du parking, s’amuse Thandiwe. Elles sont difficiles à satisfaire de nos jours! »

Le Zimbabwe est à deux kilomètres. Il fait chaud, la poussière s’envole en tourbillons. Ils sont deux cents camionneurs sur le parking à attendre leurs papiers. Plusieurs se sont installés dans le creux des troncs de baobabs pour faire une sieste. Thandiwe attend. Elle doit faire enregistrer son chargement par les douanes sud-africaines et zimbabwéennes, faire tamponner son visa, payer la taxe environnement, l’assurance zimbabwéenne qui n’assure pas, faire peser et scanner le camion et, enfin, signer un faux certificat médical.

Des chauffeurs sont là depuis cinq jours. Au bureau des douanes, les agents se targuent d’accélérer, par galanterie, le dossier des femmes. Ils ont « pitié d’elles », disent-ils. Thandiwe se moque : « Pitié ? Et quoi encore ? Tu ne veux pas lui dire que je t’ai filé 200 rands pour accélérer le mouvement ! ». Profil bas. On lui promet qu’elle pourra partir le lendemain.

Elle est pressée. Comme tous les chauffeurs, elle est payée au voyage et touche une prime de 6000 rands (600 euros) pour le Congo, le double des autres destinations. Ses collègues vont la détester de la voir partir avant eux, tant pis. Le mois dernier, l’un d’eux lui a volé de l’essence pour qu’elle tombe en panne et soit retardée. Ce jour-là, elle a pleuré.

De retour des douanes, elle salue Mister Justice sur le parking, un collègue et ami. Un « ancien » de quarante-deux ans au ventre arrondi qui rêve de prendre sa retraite dans sa ferme pour « profiter de la vie en allant chercher des œufs le matin ». Elle lui refourgue quelques cartons de carrelage et rencontre, pour la première fois, Madame.

Madame Justice habite à Mutare, la grande ville de l’est zimbabwéen. Quand elle le peut, elle embarque dans un bus pour la frontière sud-africaine où elle retrouve son homme. Elle fait le chemin de retour dans la cabine du camion. En tout, quelques milliers de kilomètres. « C’est un peu compliqué, concède-t-elle, mais c’est le seul moyen de faire prospérer notre amour! »

Mister Chance se joint à la discussion. Il vient du Malawi et n’a pas vu son épouse depuis neuf mois. Lui aussi a essayé de voyager avec sa femme : « Mais c’était la crise« . Madame Chance est très jalouse. « Elle est allée demander à toutes les filles des parkings si elles avaient déjà eu affaire à moi ! Je me cachais dans ma cabine ! ». Hilarité générale. Son collègue le taquine : « Et alors, elle a ramassé des preuves ? ». La tentation est grande. Mais Monsieur Chance est un grand romantique. Admirateur de Céline Dion, il a choisi la chanson du Titanic comme sonnerie de portable. Et il sonne toutes les heures. Mme Chance veut être rassurée.

Thandiwe reçoit un message de son mari, Patrick, chauffeur, comme elle. Son pseudo, « My Love », s’affiche sur l’écran de son téléphone rose fluo. « Tu me manques, j’ai envie d’avoir des enfants de toi », écrit-il. Elle lui répond qu’elle vient d’acheter du carrelage et des sacs de ciment pour le restaurant. « Après tout, il sait qui il a épousé… », se défend-elle.

Le couple se suit parfois, chacun au volant de son camion, jusqu’au Congo. Elle fait la cuisine sur le butagaz, il l’aide avec le chargement. En ce moment, Patrick est bloqué en Zambie pour  une histoire de levier de vitesses. Si elle se dépêche, ils pourront se croiser.

« Ne jamais avoir peur »

Kilomètre 1000, Zimbabwe. Les campagnes assoiffés et silencieuses du pays de Robert Mugabé, le président zimbabwéen, défilent à toute vitesse. Pas le temps de s’arrêter, pas le droit non plus. Le Zimbabwe, toujours en crise et rongé par la pauvreté, est dangereux. Au sud, les chauffeurs sont attaqués par des gangs qui les dévalisent, plusieurs ont été tués pour leurs chargements. Au nord, les lions affamés sont redoutés. Il faut rouler, avancer au plus vite, traverser le pays comme s’il était un no man’s land.

Nous roulons depuis seize heures quand le camion se met à tressauter et à souffler. Il ralentit, semble refuser d’avancer. Thandiwe écrase l’accélérateur, frappe le volant, s’énerve. « Tu veux pas que j’aille voir mon mari, c’est ça ? » De l’air s’est introduit dans le moteur, rien à faire. Il est près de minuit. Impossible de s’arrêter : les aires de pique-nique sont des coupe-gorges. Le camion se traîne. La route, encombrée par le trafic, se fait de plus en plus étroite, les rétroviseurs se frôlent. Dis, Thandi, tu n’as pas peur ? « Jamais. Il ne faut jamais avoir peur, sinon tu n’avances plus. »

« Faut que j’aille voir mon mari »

Kilomètre 1700, frontière de la Zambie. Depuis la ville de Musina, Thandiwe a conduit trente heures sans relâche, en silence, rivée au volant, absorbée par les toussotements du camion. Elle est épuisée, mais ne consent qu’à un bref arrêt forcé dans la montagne aux lions, au bord du lac Kariba, près de la frontière : il faut laisser s’échapper l’air du moteur. Le soleil est au zéntih, la chaleur tambourine à la fenêtre. Des touristes européens en bus tentent d’apercevoir des animaux sauvages. « Ah, ils reviennent, c’est bon signe ! ». A l’horizon, en bas de la montagne sertie de baobabs, soixante-quinze camions sont alignés en enfilade. De l’autre côté des eaux du Zambèze, la Zambie.

D’un coup, tout s’accélère. Thandiwe sort de la route défoncée pour remonter par le bas côté la file de camions. « Faut que j’aille voir mon mari ! » Les poids lourds en train de griller au soleil sont dépassés un à un. « Désolée, faut que j’aille voir mon mari! Il m’attend ! »

Arrivée au poste de douane, elle glisse discrètement un billet au responsable, puis traverse le majestueux pont-frontière. Elle est sortie du Zimbabwe, n’est pas encore en Zambie. Elle s’arrête. Il faut faire vite. D’un coup de hanche, le tissu africain qu’elle portait est remplacé par un jean moulant. Thandiwe s’inspecte dans les larges rétroviseurs du camion. Ses grands yeux ont perdu leur éclat. Qu’importe, elle bout d’impatience : « On ne va pas voir Patrick longtemps… mais, tu comprendras. Il en vaut la peine ».

Son mari l’attend à deux cents kilomètres de là, près des chutes Victoria. Le temps d’obtenir les papiers de la douane, elle a une journée de disponible. Elle abandonne son camion et un ami la prend en stop. Assise dans la remorque du pick-up, elle se laisse conduire et regarde le paysage se dérouler à l’envers. Le véhicule tressaute sur les nids de poule béants. Malgré le bruit du vent, on entend le conducteur jurer : « Bon Dieu, mais c’est quoi ce pays ?!«  Thandiwe est heureuse, elle rit : « Il n’est jamais allé au Congo lui, sinon il serait content d’être Zambien ».

Patrick l’étreint : « Tu m’as manqué », lui souffle-t-il. Casquette et T-shirt de l’équipe de football du Zimbabwe, c’est un calme. Ils se sont rencontrés il y a dix ans lorsqu’elle était en formation. Patrick lui a appris le métier, même si elle ne l’avouera jamais. « Elle n’aime pas écouter les hommes, mais là, elle n’avait pas le choix « .

Enceinte, Thandiwe venait de quitter son premier mari « qui ne la respectait pas » et d’abandonner des études de marketing. Manque d’argent, envie d’être indépendante, elle avait postulé à un emploi de routier dans une entreprise de transport en Zambie. Le « boss », un Blanc, était resté perplexe en la voyant débouler : « Vous ne pourrez jamais changer une roue! ». Après une semaine d’entraînements acharnés, elle était revenue faire ses preuves. Conquis par sa volonté, le « boss » l’a embauchée. « Aujourd’hui, elle conduit mieux que les hommes, ça les rend fous » poursuit Patrick, plein d’admiration. Ils se sont mariés en 2007 selon la tradition. Thandiwe a accepté son futur mari, allongée à terre, en femme soumise et dotée. « Parce que ça se fait comme ça », confie-t-elle. Ils n’ont invité aucun chauffeur, elle a refusé : « Les hommes sont de vraies commères, pires que de vieilles concierges enceintes ! »

Le téléphone rose sonne. Un ami de la société de transport de Johannesburg veut la prévenir : par vengeance, un collègue lui aurait jetée un mauvais sort. De retour du dernier voyage au Congo, l’homme était ivre et Thandiwé l’a laissé seul, enfreignant les règles de sécurité : les camions chargés de cobalt circulent en convoi afin de limiter les risques de braquage. Elle met le haut-parleur :

-… je veux juste te mettre en garde, Thandi. Ce mec vient du Malawi, c’est le pays de la magie noire, il ne rigole pas, il est furieux. Il dit qu’il a failli se faire virer à cause de toi. Fais attention… »

– Ouais. Ok. Merci. Salut.

Elle raccroche. Silence dans la cabine. Thandiwe se tourne vers son mari. Il baisse la tête. « Arrête, tu vas pas croire à ces bêtises ! Tout ça, c’est du vent. » Le rendez-vous est gâché. Patrick est inquiet. Il lui fait promettre « de lire la Bible tous les soirs« , ils s’enlacent rapidement, les phares rouges de son camion s’éloignent dans la nuit. Ils se recroiseront peut-être dans un mois.

« Celle que l’on aime »

Kilomètre 2350, nord de la Zambie. Il a fallu cinq jours pour traverser la Zambie et faire enfin réparer le camion. Nous sommes à Ndola, la ville d’origine de Thandiwe. Les mécaniciens vident le réservoir, un caillou minuscule est à l’origine de la baisse de régime. « Si ça se trouve, quelqu’un l’a glissé exprès pour me ralentir », soupçonne-t-elle.

Elle a grandi ici, dans cette ancienne cité-ouvrière pour les employés des mines. Sa mère, Jeanne, s’y est installée en 1991 alors qu’elle se séparait de son mari. Thandiwe avait onze ans et, déjà, elle apprenait à ignorer les qu’en dira-t-on des voisins. Elle propose d’aller la saluer, embarque un poulet vivant, quelques œufs et une bouteille de vin.

La grande maison est poussiéreuse. Des pigeons ont fait leurs nids dans les conduits d’aération, et apportent un peu de vie dans les pièces silencieuses. Sur le buffet de la salle à manger, couvert d’un napperon en dentelle, Jeanne a gardé sa photo de mariage. Les jeunes époux, avec leur coupe afro des années 1970, se regardent droit dans les yeux comme deux boxeurs avant le combat. « Le père de Thandiwe était un homme bon, mais il aimait trop les femmes ». Il a eu dix-sept enfants, peut-être même plus : « On en a découvert deux autres le jour de son enterrement… », s’empresse d’ajouter Thandiwe. C’est son père qui a choisi son prénom, elle n’a jamais compris son choix : « Thandiwe, ça veut dire « celle que l’on aime »… ».

Après le divorce – « Dieu n’autorise pas la polygamie » – , Jeanne a élevé seule ses six enfants. Infirmière, elle partait après son travail vendre des légumes et des vêtements d’occasion au marché. Ses enfants sont allés à l’école « chez les Blancs ». Deux sont morts de « la nouvelle maladie », le Sida. La plus jeune a succombé sous les coups de son mari. « Dans le quartier, on me prend pour une asociale, confie la vieille dame, mais je n’ai aucune envie de rencontrer un autre homme ». Elle part dans un grand éclat de rire : « Je n’en rêve même pas! »

« Bonne route, femmes ! »

Kilomètre 2400. La route est barrée par un contrôle. Mains dans les poches, képi sur la tête, un policier zambien s’approche et se hisse pesamment sur le marche pied. Il lève les yeux sur Thandiwe, en lançant son habituel « Good morning… » puis s’interrompt aussitôt, interloqué : « Mais… vous êtes une femme ? ». Il se tourne, interpelle un collègue : « Hey, viens voir ça ! C’est une femme qui conduit ! » Thandiwe s’énerve : « T’as jamais vu de femme ?

– Si, si… Mais… T’es si petite, dans ce gros camion ! Et vous allez où comme ça?

– RDC.

– En République Démocratique du Congo ?! Mais t’as pas peur ? Eh, écoute ça, elle va au Congo! Et muzungu aussi ?

– Et oui, la Blanche aussi… T’as fini ? On peut y aller ?

– Oui, allez-y. Bonne route, femmes ! »

Le policier n’a pas regardé les papiers du véhicule. Thandiwe remonte sa vitre crasseuse et redémarre brusquement : « Imbécile ».

« Sortez-moi de là »

Kilomètre 2500, frontière du Congo. « Impressionnant, n’est-ce pas ? ». Le poste s’appelle Kasumbalesa. Des géraniums ont été plantés autour du bâtiment neuf des douanes. Sept cents camions attendent de passer au Congo, autant patientent de rentrer en Zambie. Alignés au pied des poids lourds, des bars obscurs avalent les clients, des boîtes de nuit crachent des tubes américains, des restaurants exhalent leurs odeurs de graisse. A chaque porte des filles en mini-jupes font le guet.

Kasumbalesa est un carrefour, une tour de Babel. Les camions viennent d’Afrique du Sud, du Zimbabwe, du Malawi, de Tanzanie, du Kenya… Les chauffeurs sont Zambiens, Ethiopiens, Somaliens, Congolais… Des remorques portent l’inscription « In God we trust », d’autres « In Allah we trust ». De la musique arabe sort d’une cabine, un conducteur en dreadlocks chante « No Woman No Cry », pendant qu’un autre tente de capter un programme en swahili à la radio. Des Masaïs armés d’une lance se promènent, oreilles percées, en sandales et longues tuniques rouges : ils ont abandonné leurs villages et leurs hauts plateaux verdoyants à 3000 kilomètres de là pour venir vendre leur médecine traditionnelle.

Mister Chance est là. Il nous attend. Thandiwe s’enfonce dans l’entrelac de camions. Une forte odeur d’acide et d’oeuf pourri mêlés prend à la gorge : « L’hydroxyde de cobalt », explique-t-elle, le minerai tiré des mines du Congo.

Exceptés une poignée de camions tanzaniens chargés de margarine, d’huile et de sucre, tous les poids lourds transportent le matériel destiné aux mines : des piliers de soutien, des parties de tractopelles, des cargaisons d’acide sulfurique, de sacs de chaux… A leur retour du Katanga, la province minière du Congo, ils rapporteront du cuivre et du cobalt. Cent quatre-vingt véhicules chargés de minerais franchissent chaque jour le poste. Une cargaison de cobalt vaut 500.000 dollars, une de cuivre environ 300.000 dollars. Soixante-douze millions de dollars sortent chaque jour par le seul poste-frontière de Kasumbalesa. Grand comme l’Europe occidentale, le Congo est le plus grand pays d’Afrique sub-saharienne. L’un des plus pauvres au monde.

 

« Mine de Cuivre et Cobalt. Apple est le premier client de cette mine. Tous les Iphone, Imac, I-whatever chargent leurs batteries ici... » (légende et photo : Sophie Bouillon)
« Mine de Cuivre et Cobalt. Apple est le premier client de cette mine. Tous les Iphone, Imac, I-whatever chargent leurs batteries ici… »
(légende et photo : Sophie Bouillon)

Les camions rangés en lignes serrées sous la lumière froide des projecteurs dessinent un immense labyrinthe. Des gamins vagabondent entre les froides carcasses, mains tendues vers le ciel, yeux levés vers les fenêtres des conducteurs. Ils doivent rêver de monter dans ces immenses vaisseaux pour découvrir le monde. « Ne vas pas leur parler, ils ne nous lâcherons pas sinon ». Nous déambulons, un peu perdues. Quand nous tombons sur Mister Chance, il prépare le thé : « Alors, les filles! Vous êtes en retard pour le film! ». De sa cabine, il a sorti trois chaises de camping. Sur une grosse caisse à outils, il a disposé des biscuits, un assortiment de cafés, thés, sucre blanc, sucre roux et un lecteur DVD portable. Ce soir, c’est cinéma nigérian sous les étoiles.

Le lendemain, jour de départ, il manque une signature. Le surlendemain, le garde-barrière décide brutalement de fermer la frontière avec deux heures d’avance. Le troisième jour pourrait être le bon, mais Thandiwe reçoit ordre de s’arrêter. Un chauffeur de sa société s’est endormi au volant et a défoncé une maison, cinq personnes ont été tuées. Les villageois, excédés, ont vidé en deux heures le chargement, quarante tonnes de cuivre, et ont juré de venger leurs morts. La route est coupée. Il faut attendre que les esprits s’apaisent, et que l’asphalte plonge dans l’obscurité.

Himonga, un ancien collègue de Thandiwe, philosophe : « Les femmes sont bien meilleures que les hommes pour ce métier, elles sont beaucoup plus patientes. Ce n’est pas une question de muscle, il faut savoir attendre. » Assis sur un bout de trottoir, Himonga et Thandiwe papotent. Lui aussi doit rejoindre la mine de Mutanda, son « pire cauchemar ». Immense et gras, Himonga déteste son métier. Il voulait être officier dans l’armée zambienne. « J’en ai maaarre ! hurle-t-il en levant les bras aux ciel. Sortez-moi de là ! Je veux vivre ! Emmenez-moi !… Je veux rentrer chez moi ».

Un petit bonhomme passe par là, une vieille balance Siemens sous le bras : « Bonjour, cette balance du futur peut mesurer votre pourcentage d’eau, de graisse et de muscle et vous dire si vous faites le poids idéal pour votre taille ». Himonga le regarde, perplexe. Le bonhomme poursuit son argumentaire : « Regardez, c’est allemand. Pour 1000 Francs (0,80 euros), cette balance vous aide à surveiller votre bonne santé. Comme en Europe ». Un camion éthiopien crache un lourd nuage de fumée noire, on tousse. Himonga le chasse de là : « Laisse tomber ma santé, mec…. Je viens de perdre trois années de vie. »

« Ne t’inquiète pas, Dieu est là »

Kilomètre 3000, au Congo. « Viaaaaaaande! » Thandiwe pile d’un coup. Elle vient d’apercevoir deux villageois en train de suspendre une antilope par les pattes arrières et bondit hors du camion : « Quelle chance! Elle est encore vivante, elle se conservera. Fais pas cette tête ! Dans la mine, on ne trouvera rien à manger ». L’antilope, terrorisée et blessée, est balancée dans une caisse à l’arrière, où se promènent déjà quatre poulets achetés en Zambie. La mine est à 400 kilomètres. La route disparait sous les roues du camion.

On distingue vaguement, sur dix mètres noyés sous la piste, l’ancienne voie goudronnée de la Transafricaine. Terminée dans les années 1960, elle reliait l’Afrique du Sud à l’Angola. Les rares camions qui y passaient pesaient sept tonnes, ils sont maintenant deux cents à l’emprunter chaque jour et traînent soixante-dix tonnes de chargement. Le goudron n’a pas supporté, les ponts non plus. Pour traverser un affluent du fleuve Congo, il faut embarquer sur un bac brinquebalant. Il y a deux semaines un poids-lourd est tombé, vingt tonnes d’acide se sont déversées dans le fleuve. « C’était pas de chance« , comme on dit ici.

Une fois passée la ville de Likasi, après la grande forêt sans oiseaux, la route n’existe plus. Les pneus dérapent sous trente centimètres de terre, le camion tombe dans des trous invisibles, les sacs volent dans la cabine, les œufs se brisent, les canettes de soda sont autant de projectiles qu’il faut esquiver. Thandiwe s’agrippe au volant. Les coups viennent de partout. Le camion rampe à cinq kilomètres heures. Il faut contourner les nombreux véhicules en panne ou renversés.

Un bus local, couvert de matelas, de pneus, de bidons d’essence et de meubles, double en soulevant un nuage de poussière. La terre s’engouffre dans la cabine, l’air est suffocant. Pour respirer, il faut porter un masque. La petite antilope ne survivra pas. Thandiwe attrape un long couteau et ouvre sa porte. La forêt est silencieuse. Sur le bas-côté, elle égorge l’animal. Il meurt sans un bruit, assoiffé, effondré de fatigue et de peur. Son sang coule doucement sur la terre orange du Congo.

Ce matin, l’aube est belle et trois oiseaux noirs traversent le ciel. Il reste soixante-dix kilomètres, huit heures de route. A chaque tour de roue, le camion claque et craque dans un bruit assourdissant. Sur la carte, la mine de Mutanda est toute proche. En plein cœur de la forêt, plusieurs milliers de squatteurs ont construit des baraques en plastique et en bois.

Chassés par la guerre et les rebelles, ils sont arrivés ici avec leur famille, alors que les cours du cuivre et du cobalt ont envahi les écrans de Wall Street. Ils travaillent à la mine ou sont clandestins, ils fouaillent cette terre malade de sa richesse. Leur misère se fond dans la saleté. Quelques « hôtels », de simples cabanes couvertes de bâches oranges, accueillent les acheteurs illégaux de minerais. Des dizaines d’adolescents à l’allure de fantômes poussent des vélos écrasés par le poids du charbon de bois. Noyés dans la poussière opaque, ils apparaissent au dernier moment. « Ne t’inquiète pas, souffle Thandiwe. Dieu est là ».

A l’orée de la forêt, trois soldats et une pancarte : « Péage devent « . Pour la route invisible, il faut payer 200 dollars par camion.

« Mais voyons, on fait des milliards! »

 Kilomètre 3400, mine de Mutanda. Cela fait maintenant six jours que nous sommes bloquées à la mine dans notre bleu de travail et nos bottes en plastique. Il a fallu attendre pour décharger la chaux, il faut attendre pour charger le cobalt.

"Déchargement du camion. Nous transportions de la chaux. L'air est irrespirable dans la mine. Il faut mettre son respirateur tout le temps." (photo et légende : Sophie Bouillon)
« Déchargement du camion. Nous transportions de la chaux. L’air est irrespirable dans la mine. Il faut mettre son respirateur tout le temps. »
(photo et légende : Sophie Bouillon)

Le soleil frappe le sol, il n’y a pas d’ombre, plus d’eau. Les gros containers de l’aire de stationnement sont vides, le camion citerne s’est brisé sur la route. « C’était pas de chance ». Il nous reste un poulet et un grand sac de maïs. La poussière des terrils s’imisce dans les moindres recoins de la cabine, dans les moindres alvéoles des poumons. Il n’y a pas de toilettes. La forêt autour attend la prochaine saison des pluies pour propager le choléra.

Une centaine de chauffeurs bivouaquent sur le parking de la mine. Mister Chance, Mister Justice et Himonga sont là aussi. Ils répètent sans cesse que « Mutanda, c’est pas pour les humains ». Un Blanc passe en 4*4, s’arrête. Il vient chercher « muzungu », la Blanche : « Je vous ai vue en passant, j’ai réfléchi, j’ai fait demi-tour, vous ne pouvez pas rester là. Venez avec moi, vous prendrez une douche chaude et un bon repas ».

La Blanche ne peut pas « rester là », Thandiwe n’est pas invitée. Je la regarde : « Vas-y, vas-y ! Tu verras l’autre côté, tu me raconteras demain », dit-elle en fourrant mes affaires dans un sac. « Et ramène-moi une bonne bouteille, j’aime bien le rouge… »

Le 4*4 passe la barrière, entre dans la citadelle dirigée par Anthony, un Belge né à Kolwezi, une ville toute proche. Le directeur est ravi d’avoir un peu de visite. Très décontracté, chaîne en or autour du cou et chemise Faconnable, Anthony assure qu’il ne quitterait le « bordel congolais » pour rien au monde. Il est enthousiaste à l’idée de montrer sa mine, « l’oeuvre de sa vie » et de faire visiter le quartier des expatriés : une salle de billard, une bibliothèque, une piscine, une ferme de crocodiles avec fausses cascades et petite rivière décorative. Il a fallu faire venir un spécialiste d’Afrique du Sud en avion, car « les crocodiles étaient en train de mourir. » Bientôt, il y aura un golf à cinq trous. « Si on n’occupe pas nos gars, ils vont devenir fous ici ».

Derrière la colline, la scène donne le vertige. De gigantesques tractopelles labourent une carrière béante de soixante-cinq mètres de profondeur. La forêt est éventrée. Le gisement recèle un mélange de cuivre, fer, nickel, soufre et cobalt, il est exploité depuis cinq ans. Vingt-cinq ans d’extractions intenses sur trois kilomètres de long seront nécessaires pour l’épuiser.

Anthony ramasse une pierre verte : « Notre premier client est Apple. Ils ont besoin en grande quantités de ce cobalt pour leurs batteries d’Iphones. C’est l’un des plus purs au monde ». Mutanda est la deuxième mine du Katanga. Des centaines de millions de dollars ont été investis. Les énormes sacs de minerais reposent en tas à perte de vue. « Il doit y en avoir pour des millions ?… – Des millions ! Mais voyons, on se fait des milliards ! », s’exclame Anthony. Il faut faire vite, prendre tout ce qu’il y a à prendre. « On est en Afrique, demain tout peut arriver ».

Thandiwe avait prononcé la même phrase, quelque part entre Johannesburg et Mutanda. En ce milieu d’après-midi, elle doit être assise sur une natte en osier posée entre deux camions, elle cuisine sans doute. Elle dit toujours que ça l’occupe. Je crois surtout qu’elle s’imagine le foyer qu’elle n’a jamais fondé. Les hommes – Mister Chance, Mister Justice et Himonga – sont probablement autour d’elle. Pour dîner, ils auront du ragoût de poulet. Ou du porridge de maïs. Ils doivent se plaindre de la chaleur et de la poussière. Je les entends déjà dire que « Mutanda est la pire des mines de la région », qu’on « les traite comme des animaux », qu’ils ont « perdu confiance dans l’Afrique en découvrant le Congo ».

Ils se disputeront pour savoir si c’est la faute des Blancs ou de leurs gouvernements. Ils conclueront que de toute manière, « c’est trop tard » : « l’homme est allé trop loin dans le malheur, on ne pourra plus jamais faire marche arrière. » Himonga s’emportera en hurlant qu’il n’en peut plus de respirer cette « merde » qui le « rend stérile », qu’il est encore jeune. Qu’il n’a pas envie de mourir. Mister Justice se plaindra de son mal de dos pour ne pas faire la vaisselle. Et Chance préparera un thé au lait en écoutant Céline Dion. Thandiwe fera chauffer de l’eau sale sur le butagaz parce qu’elle ne « peut vraiment pas se laver à l’eau froide » . Ensuite, elle ira lire la Bible sur sa couchette. Seule, libre. A l’abri des regards.

 

 

Pour aller plus loin :

– le blog de XXI

http://www.revue21.fr/Savoir-c-est-assumer

– le reportage radio réalisé par Sophie : 

http://www.rts.ch/la-1ere/programmes/de-quoi-j-me-mele/3646470-de-quoi-j-me-mele-du-08-01-2012.html

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