Ma patrie, c’est là où il pleut

Avion Mopti-Paris, 15 mars 2010

Chers tous,

 

voilà que je vous retrouve comme par surprise en ce matin de début mars

et comme hier, il y a déjà neuf ans, je reviens d’Afrique,

et comme hier, j’ai eu envie de vous écrire.

 

L’avion où vous me rejoignez ce matin arrive de Mopti, au centre du Mali. A deux pas du Burkina (trois cents kilomètres, faut pas déconner non plus on est en Afrique !) avec les mêmes hommes, et la même lumière.

Je m’en reviens de Gossi, à quatre cents kilomètres de l’aéroport, une ville à l’est du Mali. Bon, « une ville » est peut-être un peu fort pour parler d’une commune qui compte au mieux 25 000 habitants, avec à peu près autant de cases que de maisons sans étages, et en terre cuite avec ça. Mais dans ce coin du monde, 25 000 âmes (toutes musulmanes, dix mosquées) et un marché aux chameaux renommé jusqu’au Nord du Sahel (le dimanche, si y en a qui sont intéressés…), ça vous pose un bled. Gossi est d’ailleurs sous-préfecture de la région de Tombouctou.

Mais ce qui fait la renommée ultime du village, c’est sa « mare », la seule permanente de la région. Un étang de trente kilomètres à l’eau beige-jaune et aux rives vert oasis. Au milieu d’un désert à la terre rouge parsemée de rares massifs d’acacias, le Gourma, écrasé de chaleur quelque part entre Sahel et Sahara, ça vous re-pose un bled.

Carte du Mali, région de Mopti, Douentza et Tombouctou (lieux du début de l'intervention française au Mali)
Carte du Mali, région de Mopti, Douentza et Tombouctou, où l’intervention française au Mali a commencé. Pour agrandir, y a qu’à cliquer sur la carte !

 

Dans ce pays d’élevage, on ne voit pas une goutte d’eau de novembre à mai. Il arrive même que certaines années extrêmes – heureusement très rares – à la saison des pluies l’eau ne vienne pas. Pas du tout.

Le Mali, le Niger, le Burkina et une bonne partie de l’Afrique de l’Ouest ont vécu deux fois l’histoire. Une sorte de 11 septembre naturel, qui durerait deux ans, et qui reviendrait dix ans après.

En 1973, à Tombouctou, il a plu 73 mm. Autant qu’en Bretagne en une semaine de janvier 2009. Et dix ans plus tard, au Niger voisin, Agades enregistre ce qui reste à ce jour le record historique de sécheresse depuis que les mesures existent : 4 mm d’eau dans l’année !

Difficile pour un Breton douché par la pluie en hiver d’imaginer ce monde-là. Et pourtant c’est une Bretonne que je suis venu voir. Une femme de Saint-Avé qui vit là depuis vingt-et-un ans. Une religieuse de soixante-seize ans, que tous ici appellent « Anne-Marie » en roulant le « r ».

Avant de partir, je me suis demandé ce qu’une Bretonne élevée aux embruns avait pu imaginer de l’Afrique depuis son pays natal. Et puis une fois là-bas, j’ai appris que si vous demandez à un homme de ce coin de la terre, un homme qui vit par et pour son troupeau, où est sa patrie, il vous répondra que c’est « là où il pleut ».

Je n’ai pas demandé à Anne-Marie où était sa patrie, elle qui vit à Gossi « chez les siens », tout en continuant d’y être étrangère. Sûr qu’elle m’aurait fait la même réponse.

Soeur Anne-Marie, médecin, sur la route entre Mopti et Gossi, au Mali
Soeur Anne-Marie, médecin, sur la route entre Mopti et Gossi, au Mali

Les Touaregs sont nomades par nécessité, tout comme les Peuls, et les Maures autour d’eux. Ils marchent à la suite de la pluie, ou à la recherche d’un puits pour abreuver leur trésor à quatre pattes, leur unique moyen de locomotion et de subsistance.

Car le Gourma, ce désert d’arbres rugueux au sud du fleuve Niger, est un pays d’élevage, un pays de troupeaux. Le long du chemin, on croise des chèvres qui s’égaillent une fois délogées de la route, des vaches à longue bosse qui répondent de mauvaise grâce au klaxon, sans comprendre pourquoi on les dérange, ou deux ânes sur lesquels un enfant transporte un fagot de paille en posant doucement son regard sur vous, interloqué.

Anne-Marie est arrivée après la sécheresse de 84, une première fois. Elle a trouvé un peuple décimé, comme après une guerre. A l’époque, elle avait quarante-trois ans, et elle commençait des études de médecine après avoir été toute sa vie prof de math, à Vannes puis à Angers.

Aux Touaregs réfugiés de l’autre côté de la mare, aux hommes du désert qui avaient tout perdu, et d’abord leurs bêtes, et qui gisaient là dans l’ultime pauvreté, elle a promis qu’elle reviendrait.

Trois ans plus tard, elle prenait la route. En voiture, depuis Angers, avec un type de la Chambre de commerce qu’elle avait convaincu de l’accompagner. Six cent kilomètres par jour, dont un tiers au volant pour elle, l’après-midi.

Arrivée sur place, elle cherche un chauffeur-interprète. Les Touaregs parlent le Tamasheq, une langue berbère qu’on dit « presque aussi dure que le Chinois ». Chez ces hommes dont la patrie est de nuages, le verbe vaut carte d’identité. Car le vrai nom des Touaregs, c’est « Kel Tamasheq », « ceux qui parlent le Tamasheq ».

 Au temps des esclaves, et il n’est pas si loin ici, les Touaregs avaient coutume d’affranchir un serviteur une fois qu’ils parlait la langue, et connaissait les traditions, de lui donner quelques bêtes, et de le considérer comme un des leurs.

A la Bretonne tout juste débarquée, on a recommandé un homme du nom de Zado, de la caste des Imrad, l’une des premières chez les Touaregs, qui venait de perdre son emploi. Zado a réfléchi une nuit, elle est revenue le matin, et ils sont partis à cinq cent kilomètres à l’Est, apporter la santé à des hommes toujours en mouvement. Des hommes qui savent qu’à vivre dans le désert, comme d’autres à vivre sur la mer, la mort finit par avoir partie liée à la vie.

 

Accouchement à la petite maternité de Gossi en pleine nuit. Pour la petite histoire, c'était un garçon !
Accouchement à la petite maternité de Gossi en pleine nuit. Pour la petite histoire, c’était un garçon !

 

A l’époque, ils consultaient sous les arbres. Depuis, un hôpital de médecine générale est né à Gossi, au bord de la mare. Et dans un rayon de cent kilomètres alentour, six dispensaires.

L’avion vole doucement vers la France, ce matin, et moi je ferme les yeux. Et je me retrouve assis à l’arrière du grand Toyota 4×4, et c’est la même route que je refais en compagnie d’Anne-Marie et des siens. Elle revient de France, où elle est allée comme chaque année rencontrer les associations qui la soutiennent, et écrire un livre, et je fais le voyage avec elle. Pour moi c’est un voyage aller – et en même temps quand je mets le pied en Afrique, c’est toujours un retour que j’ai l’impression de vivre.

Le chauffeur, Soubba, peau noire et chèche blanc, conduit à 90 à l’heure, klaxonne longtemps avant, ralentit à peine, peste, ou freine en urgence devant une vache dont il n’avait pas prévu la résistance. C’est le « goudron » du Mali. Une ligne d’ombre qui serpente sur la terre rouge. Des arbustes chétifs, ça et là. Les fenêtres sont ouvertes. Il fait quarante degrés.

« Mais en mai, là tu vois, me dit Soubba en souriant, il fait vraiment chaud…! » Je souris à mon tour.

 

souba dort lever solA

Chers tous,

j’ai retrouvé l’Afrique par hasard, comme par effraction. Après l’avoir cherchée, et manquée dans la poussière de Khartoum, ou dans les townships du Cap, après avoir laissé les rêves d’Alger se faire étouffer par la lumière d’hiver, je commençais un peu à désespérer, à croire le chemin perdu, et la piste en moi effacée.

Et voilà qu’au coeur de l’hiver, et alors que je ne m’en croyais plus digne, j’ai retrouvé l’Afrique. Un peu comme on croise un ami, un soir de pluie, dans une ville où il n’était pas censé se trouver, et soudain la vie en est plus belle, plus gaie et plus joyeuse. Et ça donne envie de sourire bêtement, pour rien, pour tout, et de demander au premier venu dans le métro, peu importe la mine fermée et le pas pressé,

« comment ça va, et la famille ça va, et les enfants ça va, et le voyage, comment ça a été avec le voyage, et le travail, ça va, et sinon ta femme, ça va ?  »

qui inaugurent n’importe quelle rencontre digne de ce nom sur mon autre continent.

Ça donne envie de s’asseoir à l’ombre, et d’avoir le temps d’écouter les réponses.

 

Et, comme il y a neuf ans,

ça donne envie de vous écrire.

 

Je vous embrasse fort.

 

Rom, l’homme itinérant

 

 

                                                                                                                (32 ans et un mois)

 

 

souba dort lever solA

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