Je suis d’Afrique…

Dakar, vendredi 5 avril 2013 :

 

Chers tous,

 

il est 2h12 à Dakar. A ma fenêtre, dans la nuit africaine, les étourneaux murmurent ces chansons dont eux seuls ont le secret. Sur l’ordi, dans le silence de la grande ville et de ma rue poussiéreuse, la musique défile.

 

Petite fille Toucouleur, habitante du fleuve Sénégal
Petite fille Toucouleur, habitante du fleuve Sénégal
Et comme si souvent autour du monde, elle me ramène à vous, fait défiler des images, et me donne envie de vous écrire. De vous dire que même loin, je pense à vous. Et qu’à chaque fois que je vis, que le monde m’ouvre encore une fois les yeux et le coeur, je vous porte un peu avec moi.

L’avion a atterri il y a deux jours, et maintenant me voilà définitivement rentré de Johannesburg. Ou plutôt de Johannesburg ET du fleuve Sénégal, à la frontière mauritanienne (sur lequel je me trouvais depuis une semaine à bord du vieux Bou El Mogdad, quand on m’a appelé pour partir en urgence veiller Mandela à l’autre bout de l’Afrique).

Et voilà qu’à peine revenu déjà je repars : samedi midi, je serai à Bamako – sans savoir pour l’heure combien de temps j’y restererai… – j’en profiterai pour monter le feuilleton sur le fleuve Sénégal (y en a encore qui suive, niveau géo, ou j’ai largué tout le monde ? – parce que même moi, j’avoue, je m’y perds…)

Et en même temps c’est si bon de retrouver le Mali, malgré la fatigue,
de partir enfin au chevet de l’un de mes pays de coeur,
alors qu’il est meurtri depuis trois mois par la guerre.
Bref, au milieu de tout ça, et du reste, je me demande un peu où je suis, où je vais.
Mais au fond qu’importe : je sais d’où je suis, et ça me porte au long du chemin.

Je suis d’Afrique. De toutes les Afriques que nous portons au coeur dans nos jours de soleil, je suis de là où les mains se tendent, de là où les rires se mêlent, je suis de là où l’autre, encore une fois, déroute la peur sans même qu’on ait à y penser, et la remplace par de la vie, et des histoires partagées.

Je suis de Dakar, pour l’heure – mais vu comment je m’y sens chez moi, ça pourrait bien durer.
Je vais faire court (qui a dit « exceptionnellement » ?) (attention, j’ai les noms 😉 parce que demain va être une journée un peu chargée.
Mais sur la route qui défile, je voulais vous partager quelques-uns des carrefours qui m’ont marqué, et qui malgré la vitesse à laquelle ma vie court ces jours-ci, continuent de m’habiller le coeur, et de me porter le sourire aux lèvres quand j’y pense.

Allez, laissez-moi vous emmener à trois points du chemin un peu fou de ces dernières semaines, trois moments où le temps s’est arrêté – et il est parti faire autre chose sans plus s’occuper de moi :

 

5h50, quelque part sur le fleuve Sénégal, à bord du Bou El Mogdad.

 

Tapha le cuistot finit sa première prière de la journée, et dans le silence du fleuve qui se réveille, on entend seulement tinter son chapelet musulman. Le vieux bateau avance mollement. Il faut dire qu’il en en a vu d’autres : dans les années 50, quand les routes étaient encore ici un vaste et vague rêve, il portait le courrier, les vivres et les hommes aux habitants du fleuve. Depuis, il a connu moult vicissitudes, et a bien failli s’arrêter à tout jamais, victime du goudron, avant de revenir in extremis sur le fleuve.

Alors il sait bien, à force, que la vie n’est rien que du bonus, et qu’en tendant les mains on se remplit forcément le coeur. C’est un peu de tout ça que raconte la prière de Tapha. C’est du moins ce que je comprends de ses longs silences, et des mots murmurés les yeux fermés. Je l’observe, assis sur la rembarde, et je pense à vous. Vous aimeriez cette aube qui vient à petite vitesse, ce soleil qui soudain sort de l’eau, ou des baobabs. Et j’aimerais vous y asseoir à mes côtés.

Tapha aurait fini sa prière, mais il resterait du temps avant que les passagers ne se réveillent. Vous vous asseyez avec lui, comme des confidents. Nescafé. Clope. Onde qui défile en silence. Taf Taf du vieux moteur. On parle de cette maudite couleur, le noir le blanc, et de combien si peu elle importe, et de l’être au monde quand on est noir, tout au fond – ce qui explique qu’on prenne si bien la lumière, et qu’on en ait tant besoin. Le soleil se lève. Le bateau glisse sur l’eau. Taf taf.

 

1H36 du mat’, township d’Alexandra, Johannesburg.

 

Quelques jours (et quelques avions) plus tard. Deux jeunes talentueux journalistes m’ont pris sous leur aile. Pas possible que je reste fâché avec leur pays, l’Afrique du sud, ce coin de monde qu’ils aiment depuis cinq ans qu’ils y vivent – voire même depuis longtemps avant. On est allé dîner dans le meilleur resto de viande de la ville, où la patronne vous emmène personnellement choisir le morceau que vous voulez, venu de bêtes élevées en plein air, libres, et qui se sont nourries d’herbe. Fierté de fermière au coeur de la ville. Repas magnifique. Tout le monde autour est blanc, mais qu’importe… Et puis d’un coup, après deux bouteilles d’excellent vin sudaf, alors que l’Amarula roule dans les verres, l’idée de génie vient.

« Alors comme ça ce n’est pas l’Afrique, notre Afrique du Sud ?», ont-ils l’air de me dire. « Alors on ne saurait pas y être ensemble, noirs blancs, et peu importe, alors la couleur serait l’unique grille de lecture ??? » Ni une ni deux, on monte dans la voiture, et on s’enfonce dans la nuit et dans les rues du township d’Alexandra, le plus vieux d’Afrique du Sud. Je sens que je suis au bon endroit, ou du moins que j’y vais, et on rigole comme des vieux potes alors qu’on passe les premières rues désertes et sombres où les maisons de tôle s’alignent.

Et puis voilà qu’on s’arrête, et qu’on débarque (on en lundi soir !) dans une fête de rue, anarchique et magnifique, fraternelle et enjouée. On est les seuls blancs au milieu d’une grosse centaine de blacks. Mais qu’importe : ici, la couleur ne compte pas. C’est votre propension à vous laisser toucher par le groove du moment, et par l’autre, qui est votre passeport… On a dansé, encore et encore, avec un peu n’importe qui. On s’est parlé, on a ri, on a parlé à des étrangers, et entendu tant d’histoires. On a bu (et notamment du Cognac, surréelle apparition qui m’a rappelé l’Armagnac de 1962 qu’on nous avait offert en Sibérie, mon Flo) et trinqué. Et on est parti requinqué, ravivé. Heureux. Vivants, et confiants en la beauté de la vie.

 

8h46, Fann Hock, Dakar, retour…

 

J’ai pas pu résister. Je suis rentré hier soir tard, pourtant, et j’ai bossé toute la nuit sur ce blog avant qu’il ne soit lancé. J’ai dormi une heure, et pourtant je saute du lit. Le « café touba » m’attend. Douze jours que je « manque », comme on dit ici, et que je n’ai pas bu ce goût si propre au Sénégal. Quelques pas sur le sable de ma rue, et me voilà assis sur le banc en face d’Hélène, ma grande soeur Mauritanienne. Devant moi s’étalent les différentes garnitures des sandwichs qu’elle fournit à tout le quartier le matin (à manger tout de suite ou à emporter pour le midi au bureau, ou pour le car rapide) : oeufs durs, oignons, piment, salade, haricots rouges, petits pois, oeufs de thon mixés, spaghettis (pas encore bien saisi la nature de la garniture…). D’emblée, la parenté à plaisanterie, qui veut qu’on blague pour dire la relation spéciale qu’on a avec l’autre, même d’une ethnie différente, fait son effet :

« Oh mais tu es parti sans me dire au revoir ! ça c’est pas possible ! je vais devoir te garder toute la matinée pour ça ». Et on part dans les rires, et effectivement mon sandwich à l’omelette se fera attendre (les frites étaient prioritaires, apparemment). Et en deux heures de p’tit dej, tout le quartier défile. « Oh, Romain, mais où tu étais ? J’ai demandé de tes nouvelles justement samedi ! Et tu as duré en Afrique du Sud ? Et le voyage, ça a été le voyage ? Et le fleuve Sénégal, c’était comment ? Et Mandela, il va bien… ? » Atata le byfall peintre, que je surnomme « l’étincelle » et à qui j’ai offert Le Petit Prince, est venu dans l’un de ces 4×4 qu’il retape. Je m’asseois sur le siège passager. On partage le café touba. On parle avec Aliou, l’un des jeunes stylistes du quartier qui s’installe lui aussi dans la voiture et nous invite au défilé de son groupe, le lendemain soir. Atata me montre Vol de Nuit, qu’il a acheté. Y a « Tonton » qui passe à la porte, ses éternelles lunettes de soleil sur moustache blanche et sa bouille rieuse sous la casquette rouge : « Oh Tonton, comment ça va ? Tu as bien dormi ? All’amdulilah ! ». Je souris. Je suis parmi les miens. Je suis revenu, et encore une fois l’on m’attendait pour m’ouvrir la porte, et pour me dire que tout itinérant que j’étais,

 

je n’en avais pas moins un home, un endroit où revenir…

 

Je vous embrasse fort

 

Rom, l’homme itinérant

 

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