« J’ai des chats sauvages plein la bouche »

Le magnifique texte de l’ami Blaise, mais sans coupes ! Merci à toi 😉

 

« Je ne suis pas poète. Je suis libertin. Je n’ai aucune méthode de travail. J’ai un sexe. Je suis par trop sensible. Je ne sais pas parler objectivement de moi-même. Tout être vivant est une physiologie. Et si j’écris, c’est peut-être par besoin, par hygiène, comme on mange, comme on respire, comme on chante. C’est peut-être par instinct ; peut-être par spiritualité. Pangue lingua. Les animaux ont tant de manies ! C’est peut-être aussi pour m’entraîner, pour m’exciter – pour m’exciter à vivre, mieux, tant et plus !


La littérature fait partie de la vie. Ce n’est pas quelque chose « à part ». Je n’écris pas par métier. Vivre n’est pas un métier. Il n’y a donc pas d’artistes. Les organismes vivants ne travaillent pas. Je n’aime pas la sueur de mon front malgré les avis salutaires d’un livre par trop fameux. Il n’y a pas de spécialisations. Je ne suis pas un homme de lettres. Je dénonce les bûcheurs et les arrivistes. Il n’y a pas d’écoles. En Grèce ou dans les geôles de Sing-Sing, j’écrirais autrement. J’ai fait mes plus beaux poèmes dans les grandes villes parmi cinq millions d’hommes -où à cinq mille lieus sous les mers en compagnie de Jules Verne. Pour ne pas oublier les plus beaux jeux de mon enfance. Toute vie n’est qu’un poème, un mouvement. Je ne suis qu’un mot, une verve, une profondeur, dans le sens le plus sauvage, le plus mystique, le plus vivant.


La Prose du Transsibérien est donc bien un poème, puisque c’est l’oeuvre d’un libertin. Mettons que c’est son amour, sa passion, son vice, sa grandeur, son vomissement. C’est une partie de lui-même. Son Eve. La côte qu’il s’est arrachée. Une oeuvre mortelle, blessée d’amour, enceinte. Un rire effroyable. De la vie, de la vie. Du rouge et du bleu, du rêve et du sang, comme dans les contes.


J’aime les légendes, les dialectes, les fautes de langage, les romans policiers, la chair des filles, le soleil, la Tour Eiffel, les apaches, les bons nègres et ce rusé d’Européen qui jouit goguenard de la modernité. Où je vais ? Je n’en sais rien, puisque j’entre même dans les musées. Quant à mes moyens, ils sont inépuisables ; je suis né prodigue.


Le chat domestique a le pelage soyeux ; son échine est souple, électrique ; ses pattes sont bien armées, ses griffes fortes ; il saute sur la proie qu’il convoite. Mais le chat sauvage saute bien mieux ; il ne manque jamais son coup. J’ai des chats sauvages plein la bouche.


Voilà ce que je tenais à dire : j’ai la fièvre. Et c’est pourquoi j’aime la peinture des Delaunay, pleine de soleils, de ruts, de violences. Mme Delaunay a fait un si beau livre de couleurs, que mon poème est plus trempé de lumière que ma vie. Voilà ce qui me rend heureux. Puis encore, que ce livre ait deux mètres de long ! Et encore, que l’édition atteigne la hauteur de la Tour Eiffel !


… Maintenant il se trouvera bien des grincheux pour dire que le soleil a peut-être des fenêtres et que je n’ai jamais fait mon voyage… »

 

(Texte paru dans Der Sturm (Halbmonatsschrift für Kultur und die Künste, n°184-185, novembre 1913) en réponse aux critiques et à la polémique autour de son « Premier livre simultané », La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, illustré par Sonia Delaunay)

 

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